La question n’est pas si extravagante qu’on pourrait le croire de prime abord. Non que les candidats à la reprise, par des concurrents ou des firmes d’autres secteurs, se soient déclarés, ni que des prédateurs aient montré un appétit féroce pour la cuisine équipée. Mais cette dernière a déjà connu des opérations de rachat ou de fusion, en France comme en Allemagne, ces dernières années et la conjoncture actuelle y est propice.
C’est une des règles d’airain de l’économie libérale. Quels que soient les secteurs d’activités, les marchés mûrs ont tendance à se concentrer en un nombre réduit de grands acteurs. L’automobile est particulièrement éclairante (tous types de phare confondus…), depuis la naissance de cette aventure industrielle qui comptait dans divers pays plusieurs dizaines de constructeurs an début du siècle dernier (il est vrai qu’il s’agissait plus de gros ateliers que d’usines, mais c’était aussi le cas des meubles de cuisine avant leur industrialisation). Puis, au fil des décennies et de la démocratisation de ce mode de locomotion devenu indispensable, un grand nombre des pionniers ont disparu ou été rachetés par de plus gros, dynamiques ou ambitieux concurrents, eux-mêmes, étant pour bonne partie repris à leur tour quelque années plus tard pour ne pas disparaître dans un marché de masse (la marque Simca est reprise successivement par Chrysler, puis par Peugeot qui, en 1979, la renomme en Talbot qui elle-même disparait en France en 1987). Un temps que les moins de vingt ans… on connaît la chanson.
La mondialisation à marche forcée dans les années 2000 et ses exigences de taille critique ont conduit à la fusion de groupes pour constituer des géants multi-marques comme Volkswagen (réunissant les voitures Volkswagen, Audi, Seat, Cupra, Škoda, Porsche, Lamborghini, Bentley pour un C.A cumulé de 348 milliards de dollars), Toyota Motors (Toyota, Lexus, Daihatsu, Hino Trucks, Subaru, Scion pour 312 Mrds dollars), Stellantis (Abarth, Alfa Romeo, Chrysler, Citroën, Dodge, DS Automobiles, Fiat Automobiles, Fiat Professional, Jeep, Lancia, Maserati, Opel, Peugeot, Ram, Vauxhall, Leapmotor International pour 209 Mrds dollars). Et il en va de même au-delà de ces trois leaders mondiaux comme on peut le constater sur ce classement.
Le secteur de la cuisine équipée a lui aussi connu de tels rachats ou fusions, se produisant bien sûr à une autre échelle industrielle et financière. La plus remarquable de la décennie écoulée a été le rachat par Nobilia, leader de l’industrie allemande, donc européenne, du groupe FBD, l’un des leaders – sinon le - de la distribution spécialisée avec ses enseignes, dont Ixina et Cuisines Plus. On rétorquera qu’il ne s’agissait pas du rachat d’un industriel par un autre et, qu’en l’occurrence, l’opération a permis à Nobilia, déjà omniprésent en no-name dans la distribution généraliste de l’ameublement en France, d’asseoir sa position dans celle spécialisée en cuisine au travers d’enseignes où l’industriel de Verl était déjà largement référencé et présent financièrement. La remarque est juste, mais elle ne contredit pas le constat que le rachat du groupe FBD par le géant allemand a changé la donne concurrentielle en renforçant ses positions sur le marché français.
De fait, des rachats de fabricants de cuisine par leurs concurrents se sont aussi produits au cours des trente dernières années. Par exemple, dans les années 1990, le groupe Fournier a acheté le modeste fabricant italien Sarila et les cuisines Roux ont acquis la marque de style contemporain Hardy, les deux dernières entités, comptant alors parmi les plus créatives, tombant malheureusement dans la trappe de l’histoire. Au début des années 2000, l’industriel italien Snaidero, réputé aussi pour ses modèles audacieux - la fameuse Ola, première version, avec ses façades galbées étant un must - a repris les rênes des Vendéens Arthur Bonnet, alors l’un des fleurons historiques de l’industrie française de la cuisine, et Comera. À la même époque, l’opération la plus importante – et de loin - s’est cependant produite sur l’autre rive du Rhin avec la fusion des deux leaders européens de l’époque - pas moins – qu’étaient les groupes Wellmann et Alno en 2002. Le terme de « groupes » n’est pas excessif tant chacun comptait un portefeuille de marques fourni (5 ou 6 de chaque côté !). Les interrogations quant à la pertinence de les additionner n’avaient d’ailleurs pas manqué, alors que la tendance générale était à la réduction - par leur arrêt ou leur vente – du nombre de marques dans les consortiums, le groupe Unilever agissant en tête de pont. L’étonnement des sceptiques était fondé : le rapprochement Wellmann et Alno finit assez rapidement par se traduire par le phagocytage du premier par le second, qui lui-même a subi une forte baisse à, l’orée des années 2010 avant de tenter de réinventer sous le nom explicite de Neu Alno en 2018. Certes, 1+1 ne font jamais 2 mais le plus souvent moins en économie, mais même les Cassandre les plus pessimistes n’auraient pu imaginer que le mariage de deux mastodontes accouche d’une souris.
Voilà qui rappelle l’impermanence de notre monde et que nul n’est assuré d’être éternellement leader de son marché (faut-il rappeler le sort funeste de Kodak, Polaroïd, Nokia ou Toys “R” Us ?). Voilà qui incite aussi à l’humilité et, de fait, la tension sur le marché de la cuisine a étouffé les discours d’autopromotion (« nous sommes leaders ou n°1 ») chez les industriels du meuble et de l’électroménager. Les temps actuels et les indices du marché invitent il est vrai, à la prudence. Mais celle-ci garantira-t-elle d’inamovibles positions et une pérennité économique jusqu’à la fin de l’année ? Nul ne peut le gager, ceci d’autant plus que si l’en croit Jean-Baptiste Douin du cabinet de conseil Pictet Wealth Management, « les projections (macroéconomiques) prévoient une hausse du volume des fusions-acquisitions, aux États-Unis, mais également en Europe » favorisée par « le niveau élevé des valorisations, des taux d’intérêts plus bas et des normes de prêts assouplies » (Valeurs Actuelles du 5 mars 2025).
Concernant le marché français de la cuisine équipée en France, les taux de fréquentation dans les magasins et les résultats négatifs des fabricants en 2024 tendent à durcir la concurrence et, subséquemment, à fragiliser les industriels du secteur les moins grands ; ou ceux qui disposent de trésorerie moins importante ; ou ceux qui ont le moins investi dans la modernisation de leur site de production pour produire plus afin de vendre à meilleur prix (le haut de gamme échappant à cette mécanique). Nul besoin d’être grand clerc pour savoir qu’il s’agit souvent des mêmes industriels souffrant de ces trois faiblesses et que le proverbe chinois selon lequel « quand les gros maigrissent, les maigres meurent » s’applique en économie libérale. Certes, les fabricants de taille intermédiaire pourront se rassurer en estimant que, s’ils ont moins de moyens, ils ont aussi moins de besoins en termes financiers pour traverser la passe délicate dans laquelle nous sommes.
Il n’empêche : le prix de leur acquisition, moins élevé que pour un leader, peut aussi susciter des convoitises.
Jérôme Alberola
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