Eurocucina 2016 vu par une fashion victim

Actualités - 26 avril 2016

Eurocucina 2016 vu par une fashion victim

Notre globe-trotter de la déco pensait revenir de Milan avec un carnet de tendances. Elle se console avec un carnet de route qui se révèle un cahier de doutes sur « il vero italiano design », riche en enseignement. 

 

Pasionaria du design et de la décoration, je ne conçois pas de célébrer le renouveau de la nature ailleurs que dans la capitale lombarde. Chaque année, le mois d'avril est à marquer d'une pierre blanche en ce qui me concerne ; Milan constitue mon équinoxe de printemps, le Salone del Mobile ma fête païenne. Et si je devais imiter les "gunslingers" du Far-West, qui tenaient le compte de leurs victimes à l'aide d'encoches dans la crosse de leur revolver, ma carte de presse compterait aujourd'hui 12 estafilades… Comme autant d'années de présence à cette grand-messe du design.

 

Si celle-ci me tient lieu d'apostolat, la visite d'Eurocucina, qui se tient à la Fiera Milano les années paires, constitue mon dessert. Je prends toujours un grand plaisir à m'imprégner – en néophyte, cela va de soi – de la créativité de ce secteur qui n'est pas tout à fait le mien. Quoique, il me faut bien reconnaître que ledit plaisir s'émousse un peu à mesure que les années passent… 

 

Entendons-nous : cette édition 2016 était de belle tenue, c'est là un constat qui ne souffre aucune discussion à mes yeux. Les modèles exposés étaient de qualité, les stands plaisants et la fréquentation bonne, autant que je puisse en juger.

 

"Oui, mais…", me direz-vous. J'y viens : Je n'ai pas pu m'empêcher de ressentir, à arpenter les 4 halls consacrés à cet événement, comme une impression de déjà-vu. Celle-ci est forcément subjective, et n'est certes pas celle d'une professionnelle du secteur, toutefois je m'y tiendrai : depuis 2012, les éditions d'Eurocucina se suivent et se ressemblent.   

 

Je vous avais déjà entretenu, il y a deux ans, de cette victoire consommée de la sagesse sur l'originalité. Je n'y avais d'ailleurs pas vu une tare, mais une nécessité ; conjoncture oblige, les fabricants préféraient alors le pragmatisme à la créativité débridée. Soit.

 

Deux ans plus tard, force est de constater que le temps s'est quelque peu figé dans l'univers de la cuisine : les fabricants présentent les mêmes solutions, exploitent les mêmes tendances qu'en 2014, voire qu'en 2012. On ne peut dès lors plus parler d'avancées, tout au plus d'améliorations. On continue de travailler sur la continuité esthétique entre cuisine et salon, on s'efforce d'augmenter le volume de rangement, on étoffe les gammes de finitions, on perfectionne les aménagements intérieurs, etc. En somme, on progresse, pas à pas. Mais de rupture, point !

 

Or, cela peut sembler contradictoire en cette époque troublée, mais c'est peut-être là où le bât blesse. En effet, je suis de celles qui considèrent que toute industrie renonçant à innover est condamnée à s'étioler avec le temps. Le constat transcende d'ailleurs le seul secteur de l'ameublement ; combien de fois ai-je entendu mon rugbyman de mari proclamer que l'équipe de France, à préférer les fondamentaux du jeu à cette improvisation un peu fofolle baptisée "french flair", avait perdu son âme et sombré dans la médiocrité ? Est-ce là le sort qui guette l'industrie de la cuisine transalpine ?

 

Car ne nous y trompons pas : Eurocucina est – ou plutôt devrait être – la vitrine de " l'italian touch " en matière de design. Est-il bien normal, dans ce cas, que je ne sache plus distinguer un modèle italien d'une cuisine allemande ? J'irai même plus loin : parmi les expositions présentées lors de cette édition d'Eurocucina, les plus osées, les plus audacieuses, venaient, à une ou deux exceptions près, d'outre-Rhin.

 

J'apprends par les journalistes spécialisés et aguerris que les Allemands dominent le secteur de la tête et des épaules en matière d'efficacité industrielle : qu'adviendra-t-il, maintenant, si les acteurs de la péninsule leur abandonnent le leadership en terme de créativité ? Ceux-ci pourraient bien, à long terme, perdre définitivement pied…

 

On m‘a aussi expliqué que le marché italien de la cuisine se porte mieux depuis quelques années, et qu'il faut voir dans ce constat la confirmation que le virage transalpin du pragmatisme est un choix judicieux… Sans aucun doute, mais celui-ci ne doit pas, en chemin, coûter à la cuisine italienne cette particularité qui la distinguait, jadis, de ses concurrents européens. Pour nos cousins vivant de l'autre côté des Alpes, comme pour toute fashion victim, dont je fais partie, prudence ne doit pas rimer avec frilosité.

 

Tant mieux si la cuisine devient plus ergonomique, plus confortable, plus facile à vivre ! Mais puisque cette pièce, à en croire les experts, constitue désormais le cœur de l'habitat, l'endroit où tout le monde aime à se retrouver, ne mérite-t-elle pas plus ? On s'efforce de la fusionner avec le séjour, au point parfois de l'aseptiser : pourquoi, au contraire, ne pas l'habiller d'une parure digne de son nouveau statut dans l'habitat ? Pourquoi ne pas lui imprimer un nouvel élan esthétique qui, sans sacrifier à la fonctionnalité, consacrerait son rôle de plaque tournante dans la maison ?

 

À Eurocucina, les délires d'artiste ont bel et bien vécu, et c'est tant mieux. La cuisine est désormais pensée pour les seuls utilisateurs, et ne sert plus d'exutoire aux designers décidés à laisser libre cours à leur « frénésie créative ». Mais peut-être manque-elle juste d'un soupçon d'audace pour franchir un nouveau pallier...

 

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