Notre article du 9 janvier « Genèse de la cuisine intégrée sur les bons rails » rendait hommage à Margarete Schütte Lihotzky, qui gagna la postérité de l’architecture d’intérieur en créant dès 1926 la fameuse cuisine de Francfort, aujourd'hui déclinée dans les foyers occidentaux. Moins connues sont les quatre femmes - deux Américaines, une Française et une Allemande – qui l’ont inspirée.
La sociologie explique toujours tout, des grands mouvements de civilisation aux problèmes individuels de nos sociétés modernes. L’habitat en est un des exemples les plus évidents. Ainsi en est-il du contexte ayant motivé l’invention de la cuisine de Francfort en 1926 qui à révolutionné à la fois la considération esthétique et fonctionnelle de cette pièce de l’habitat, et les fonctions devant y être réalisées.
Après la Première Guerre mondiale, les villes allemandes souffraient de pénurie de logements. Une variété de projets d’habitat social fut réalisée dans les années 1920 pour augmenter le nombre d’appartements à louer. Ces projets à grande échelle procuraient des appartements abordables pour un grand nombre de familles ouvrières typiques, mais furent soumis à des contraintes budgétaires serrées. Constatant que les appartements étaient confortables mais pas très spacieux, les architectes cherchèrent à réduire les coûts en ne concevant qu’un seul plan pour un grand nombre d’appartements.
Margarete Schütte-Lihotzky devait résoudre l’équation suivante : résoudre le problème de l’aménagement de beaucoup de cuisines sans leur accorder trop d’espace par rapport à la totalité de la surface des appartements. Ses plans s’éloignaient de la cuisine-séjour habituelle. Le foyer typique ouvrier comprenait en effet deux pièces, la cuisine servant alors à plusieurs fonctions : en plus de faire le repas, on y dînait, on y vivait, on s’y lavait, et parfois même on y dormait, tandis que la seconde pièce servait de pièce de réception pour les occasions spéciales comme les rares repas du dimanche. Tout au contraire, la cuisine de Schütte-Lihotzky était une petite pièce séparée, connectée au séjour par une porte coulissante.
Son design fut fortement influencé par les idées du taylorisme. Celui-ci, à la fois courant de pensée et méthode d’organisation, était alors en vogue au début du XXe siècle dans l’industrie américaine dont il avait pour vocation de rationaliser les processus de production (sa large application dans les usines d’automobiles Ford généra le néologisme « fordisme »). Mais le taylorisme avait trouvé son pendant domestique dès le milieu du XIXe siècle avec Catharine Beecher (1800-1878), enseignante américaine connue pour sa lutte pour l’éducation des femmes, puis avec les publications essentielles de sa compatriote Christine Frederick (1883-1870) dans les années 1910, notamment La nouvelle économie ménagère : études de management domestique en 1913. Ainsi était théorisée la tendance émergente appelant à considérer le travail domestique en tant que vraie profession. Appelant à la rationalisation des tâches ménagères selon une approche tayloriste, les écrits de Frederick furent traduits en allemand sous le titre Die rationelle Haushaltsfürung (la gestion budgétaire rationnelle) en 1922. En France, Paulette Bernège (1893-1973), journaliste spécialiste des arts ménagers et de l’économie domestique, fut une pionnière de l’application des principes scientifiques à l’étude des arts ménagers. Ses idées ainsi que les travaux de Frederick formèrent la base du travail de l’architecte allemande Erna Meyer et jouèrent aussi un rôle dans le design de Schütte-Lihotzky pour la cuisine de Francfort.
Celle-ci étudia alors les gestes et déplacements de la ménagère pour déterminer combien de temps chaque phase durait, redessina et optimisa le déroulement des tâches, et fit les plans de sa cuisine en fonction de celles-ci. Améliorer l’ergonomie et la rationalisation de la cuisine était primordial pour elle : après avoir été imaginée par Catharine, Christine, Paulette et Erna, la cuisine équipée moderne allait prendre sous son crayon…
J.A
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