Il est des artistes et des écrivains qui sentent avec une acuité remarquable l’évolution de leur temps et dont l’expression qu’ils en font, par la pertinence de leur synthèse et la fulgurance de leur vision, trouve un écho de clairvoyance et d’actualité des décennies plus tard. Paul Valéry est de ceux-là, dont la lecture des pensées profondes a la vertu paradoxale de nous élever. En témoigne son recueil de pensée Regards sur le monde actuel (1945) qui annonce la vacuité des réseaux sociaux et du marketing, ou les conséquences délétères de l’accélération du monde sur la créativité.
Sur la vacuité des réseaux sociaux et du marketing
« Peut-être faut-il déplorer aujourd’hui l'intervention de diverses causes de corruption de nos mœurs littéraires et de confusion des valeurs. Une littérature vaut ce que vaut le lecteur : tout ce qui diminue celui-ci en tant que sensible à la qualité du langage, capable d'attention soutenue, sceptique à l’égard des jugements funestes qu’on lui veut imposer tout formés, à la belle tenue des lettres. C’est dire que la publicité commerciale, la facilité et la rapidité des spectacles composés d’image directes, l’institution des prix littéraires, le désir de faire impression par la seule surprise, d’agir par le neuf à tout coup, par le choc des thermes et les rapprochements abrupts, enfin la multiplication des ouvrages, ne sont pas des conditions toutes favorables à la formation du public le plus sensible aux délicatesses et aux profondeurs de l’art. L’époque ne sait plus prendre la peine de jouir. »
(in « Pensée et art français », 1939)
Sur les conséquences délétères de l’accélération du monde sur la créativité
« Tendre à la perfection, donner à une œuvre un temps de travail illimité, se proposer, comme le voulait Goethe, un but impossible, ce sont là des desseins que le système de la vie moderne tend à éliminer. Supposez même que les moyens matériels vous fasse défaut, et que vous soyez aussi pourvus de ces objets du plus grand luxe qu’on nomme le loisir, le silence, la juste proportion de solitude et de compagnie qui conviennent à la production des œuvres de l’esprit, je ne sais où vous trouverez dans le monde qui nous entraîne et nous dissipe ce pressentiment de désir spirituel profond, ces conditions d’attention durable et fidèles, et même cette sensation d’une résistance de notre qualité à vaincre qui nous assurerait de la valeur de notre effort. » (in « Notre destin et ses lettres », 1937)
Extraits de Regards sur le monde actuel – éd. Folio essais
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